23 avril 2000 Atchafalaya River, Louisiane

L’un des plus grands fleuves du monde, le Nil, jette un charme romantique sur le passé le plus ancien. L’Amazone éveille des images d’aventure et de danger, tandis que le Yang-Tsé pénètre l’âme des mystères de l’Orient. Des images de pharaons sur leurs barques royales longeant les pyramides au rythme de leurs cent rameurs... Les conquistadores se battant et mourant dans un enfer vert... Des jonques chinoises et des sampans naviguant en grand nombre sur l’eau jaunâtre où flotte la vase. Mais c’est le Mississippi qui capture vraiment l’imagination.

Grâce aux histoires de Mark Twain et des gros bateaux poussés par leurs roues à aubes qui sortent aux sons de leurs sirènes des méandres du fleuve, dépassant les radeaux de Huckleberry Finn et Tom Sawyer[27], grâce aux batailles fameuses tout au long de son cours entre les cuirassés de l’Union et ceux de la Confédération[28] pendant la guerre de Sécession, le passé du Mississippi paraît si proche qu’il suffit de soulever un voile léger pour le retrouver.

« Père des Fleuves », comme l’appelaient les Indiens, le Mississippi est le seul fleuve d’Amérique du Nord faisant partie des dix plus grands du monde. Troisième par la longueur, troisième au plan de l’hydrographie, cinquième par le volume, il s’étend des sources, dans le Montana, de son plus long affluent, le Missouri, sur 5 574 km au sud du golfe du Mexique.

Presque aussi fluide que le mercure, cherchant toujours le chemin de moindre résistance, le Mississippi a changé de cours bien des fois au cours des 5 000 dernières années, à la fin de l’ère glacière. Entre 1900 et 700 avant J.-C., il roulait presque à 6,5 km plus à l’ouest que son cours actuel.

 

Avec agitation, le fleuve s’est déplacé un peu partout dans l’État de Louisiane, creusant des lits avant d’émigrer et d’en creuser de nouveaux. Presque la moitié de la Louisiane s’est formée grâce aux énormes dépôts alluvionnaires de limon et d’argile transportés au nord jusqu’au Minnesota et au Montana.

— Les eaux ont l’air calme, aujourd’hui, dit l’homme sur son siège haut depuis la cabine de pilotage du George B. Larson, un hydrographe des Ingénieurs militaires.

Debout près de la console de contrôle, le commandant du navire Lucas Giraud se contenta de hocher la tête tandis que son embarcation longeait la rive du Mississippi au sud de la Louisiane où broutaient des troupeaux.

C’était le pays cajun, le dernier avant-poste de la culture acadienne française. Des camions à bestiaux, garés sous les arbres aux larges branches, voisinaient avec des cabanes sur pilotis aux murs de toile goudronnée. Non loin de là, de petites églises baptistes s’élevaient dans le paysage humide avec, rangés autour de leurs murs de bois à la peinture écaillée, des cimetières dont les tombes étaient vieillies par le temps. Là poussaient du soja et du maïs, car le sol était riche entre les petits étangs creusés par l’homme qui y élevait des poissons-chats. Des bazars minuscules, où l’on vendait aussi bien des outils que de la nourriture, bordaient des routes étroites où des garages semblaient dormir près de vieilles voitures rouillées, à demi enfouies sous des buissons dont les branches vertes s’insinuaient jusque dans les portières.

Le général Frank Montaigne contemplait le paysage tandis que le gros navire hydrographe descendait le fleuve recouvert d’une légère brume matinale. La cinquantaine tardive, il portait un costume gris clair et une chemise rayée de bleu ornée d’une cravate bordeaux. Sous la veste ouverte, on apercevait un gilet sur lequel brillait une grosse chaîne de montre en or. Son panama authentique était posé de guingois sur ses cheveux gris acier rejetés en arrière aux tempes. Ses sourcils demeurés noirs s’arrondissaient au-dessus de ses yeux gris-bleu au regard limpide. Il dégageait une élégance raffinée, polie par une dureté invisible, mais bien réelle. Une canne de saule qu’il ne quittait jamais, au pommeau de cuivre en forme de grenouille bondissante, était posée sur ses genoux.

 

Montaigne connaissait bien la nature capricieuse du Mississippi. Pour lui, c’était un monstre condamné à se mouvoir pour l’éternité dans un espace trop étroit pour lui. Il dormait la plupart du temps, mais se déchaînait parfois, inondant ses rives et causant des dégâts désastreux. C’était précisément la mission du général Montaigne et du corps des Ingénieurs militaires qu’il représentait, de contrôler le monstre et de protéger les millions de gens vivant près de ses rives.

En tant que président de la Commission du Mississippi, Montaigne avait la tâche d’inspecter les ouvrages de contrôle des inondations une fois par an, sur un remorqueur militaire aussi luxueux et confortable qu’un navire de croisière. Au cours de ces voyages, il était accompagné par un essaim d’officiers de haut rang et par son personnel civil. Faisant étape dans les nombreuses villes et ports le long du fleuve, il tenait des réunions avec les résidents pour écouter leurs informations et leurs récriminations à propos de la façon dont le fleuve affectait leurs vies.

Montaigne détestait les dîners arrosés avec les officiels locaux qu’entourait la pompe de sa fonction. Il préférait de beaucoup les inspections surprises qu’il accomplissait à bord de l’hydrographe banal où il était seul à bord avec le commandant Giraud et son équipage. Sans être dérangé, il pouvait étudier par lui-même l’état des revêtements disposés le long des rives pour réduire l’érosion, l’état des rives elles-mêmes, des jetées de rochers et les écluses gardant les entrées et les sorties du fleuve.

 

Pourquoi le corps des Ingénieurs militaires doit-il mener cette guerre perpétuelle contre l’inondation ? Ils avaient organisé leur première attaque pour mater le fleuve au début du XIXe siècle. Après avoir construit des fortifications pendant la guerre de 1812 le long du fleuve pour contenir les Anglais, il leur avait paru opportun de mettre leur expérience au service des civils et l’Académie militaire de West Point était la seule école d’ingénieurs du pays. Aujourd’hui, cet organisme paraît un peu anachronique si l’on considère que les civils qui travaillent pour le corps des Ingénieurs de l’Armée sont 140 fois plus nombreux que les militaires.

Frank Montaigne (François d’après son certificat de naissance) était un vrai cajun de la paroisse de Plaquemines, au sud de La Nouvelle-Orléans, et avait passé son enfance dans le monde français de l’Acadie de la Louisiane du Sud. Son père était pêcheur ou plus exactement langoustier et avait construit de ses propres mains une maison sur pilotis dans le marécage et gagné beaucoup d’argent au fil des années, tirant lui-même ses prises qu’il vendait directement aux restaurants de La Nouvelle-Orléans. Et, comme presque tous les cajuns, ne dépensant pas ses bénéfices, il mourut riche.

Montaigne parlait français avant même d’apprendre l’anglais et ses condisciples de l’Académie l’appelaient Pot-Pourri parce qu’il mélangeait souvent les deux langues en parlant. Après une carrière où il se distingua au Viêt-Nam et lors de la guerre du Golfe comme ingénieur de combat, Montaigne fut rapidement promu après avoir réussi plusieurs examens pendant ses heures de loisir, y compris une maîtrise d’hydrologie. Il avait 55 ans quand on le nomma à la tête de toute la vallée du Mississippi, du golfe jusqu’au point où le Missouri rejoint le Mississippi, près de Saint Louis. Il était fait pour ce travail. Montaigne aimait le fleuve autant qu’il aimait sa femme, cajun elle aussi et soeur de son meilleur ami d’enfance, et ses trois filles. Mais en même temps que cet amour pour les eaux roulantes du fleuve, il ressentait la crainte qu’un jour Mère Nature se fasse violente et anéantisse ses efforts en envoyant le Mississippi démolir les levées naturelles et inonder des milliers d’hectares tout en se creusant un nouveau lit vers le golfe.

Plus tôt dans la matinée, juste avant l’aurore, le Larson, qui portait le nom d’un ingénieur militaire mort depuis longtemps, était entré dans les écluses construites par les ingénieurs militaires pour contrôler les crues du fleuve et empêcher l’Atchafalaya de capturer le Mississippi. Des structures de contrôle géantes qui sont en fait des barrages avec des passes déversoirs étaient érigées 80 km au-dessus de Bâton Rouge sur un ancien coude du fleuve où, 170 ans plus tôt, la Red River s’était un jour jetée dans le Mississippi et où l’Atchafalaya avait débouché. Plus tard, en 1831, un entrepreneur de bateaux à vapeur, le commandant Henry Shreve, creusa un canal dans le centre du méandre. Maintenant la Red River passait au large du Mississippi en empruntant ce qui restait du coude puis changeait de nom pour devenir l’Old River. Presque comme une sirène tentant de séduire un marin novice, l’Atchafalaya, avec seulement 227 km jusqu’au golfe contre les 504 du Mississippi, tente d’attirer le fleuve principal dans ses bras impatients.

Montaigne était passé sur le pont tandis que les grilles se refermaient pour empêcher l’entrée des eaux du Mississippi. Il regardait les murs de l’écluse qui semblaient encore s’élever vers le ciel tandis que l’hydrographe descendait jusqu’à l’Atchafalaya. Il fit un signe de la main à l’éclusier qui lui rendit son salut. Les eaux de l’Atchafalaya coulent à 4,50 mètres en dessous du niveau du Mississippi, mais il ne fallut que dix minutes pour que s’ouvrent les grilles ouest et que le Larson pénètre dans le canal menant au sud de Morgan City et, plus loin, au golfe.

— À quelle heure estimez-vous notre rendez-vous avec le navire de recherche de la NUMA au sud de Sungari ? demanda-t-il au commandant du Larson.

— Environ 3 heures, à quelque chose près, répondit Giraud sûr de lui. Montaigne montra un gros remorqueur poussant un train de péniches vers l’aval.

— On dirait un chargement de bois, dit-il à Giraud.

— Il doit se diriger vers ce nouveau complexe industriel près de Melville.

Giraud ressemblait à l’un des trois mousquetaires avec ses traits français aquilins et sa moustache noire cirée et remontée aux pointes. Comme Montaigne, Giraud avait grandi en pays cajun mais lui ne l’avait jamais quitté. Grand, le ventre toujours plein de bière Dixie, il était doué d’un humour grinçant connu tout au long du fleuve.

Montaigne observa un petit canot de vitesse que quatre adolescents lançaient imprudemment autour de l’hydrographe en coupant juste devant les péniches, suivis par quatre de leurs copains aux commandes de deux canots à moteur.

— Quels crétins, ces gosses ! marmonna Giraud. Si l’un d’eux perd ses moteurs devant les barges, le remorqueur ne pourra pas arrêter son erre et leur rentrera dedans.

— Je faisais la même chose avec le bateau de pêche en aluminium de mon père. Un petit engin de 5,40 mètres avec un moteur hors-bord de 25 CV. Et je suis toujours vivant.

— Pardonnez-moi de vous le dire, général, mais vous êtes même plus fou qu’eux.

 

Montaigne savait que Giraud n’était pas irrespectueux. Il savait que le pilote avait été témoin de nombreux accidents au cours de sa carrière, lorsqu’il dirigeait des navires et des remorqueurs sur le Mississippi. Les bateaux heurtant accidentellement les rives, les fuites de pétrole, les collisions, les incendies, il avait tout vu et, comme la plupart des pilotes, était extrêmement prudent. Nul mieux que lui ne savait à quel point le Mississippi pouvait se montrer impitoyable.

— Dites-moi, Lucas, croyez-vous qu’un jour le Mississippi s’engouffrera dans l’Atchafalaya ?

— Il suffirait d’une grande crue pour que le fleuve brise les digues et se précipite dans l’Atchafalaya, répondit Giraud. Dans un an, dix ans, vingt peut-être, un jour ou l’autre ce fleuve ne coulera plus le long de La Nouvelle-Orléans. Ce n’est qu’une question de temps.

— Le corps des Ingénieurs mène une rude bataille pour le garder sous contrôle.

— L’homme ne peut pas dicter bien longtemps sa conduite à la nature. J’espère seulement être là pour voir ça.

— Ce ne sera pas beau à voir, dit Montaigne. Les effets d’un tel désastre seront monstrueux. La mort, une inondation gigantesque, une destruction massive. Pourquoi souhaitez-vous être témoin d’un tel désastre ?

Giraud quitta la barre des yeux et regarda le général avec une expression sérieuse.

— Le chenal charrie déjà le flot de la Red River et de l’Atchafalaya. Imaginez un peu quel puissant fleuve traversera le sud de la Louisiane quand le Mississippi tout entier brisera ses chaînes et ajoutera sa masse aux deux autres. Ce sera un spectacle inoubliable !

— Oui, dit Montaigne, un spectacle inoubliable, mais j’espère bien, moi, ne pas vivre assez vieux pour le voir.

 

**

II était 2 h 55 cet après-midi-là. Lucas Giraud poussa les gros diesels du Caterpillar en quatrième tandis que le Larson longeait Morgan City sur la partie la plus basse de l’Atchafalaya. Après avoir traversé le canal intercostal et laissé derrière lui le port de Sungari appartenant à la Qm Shang Maritime Limited, le navire arriva dans les eaux calmes comme un miroir du lac Sweet Bay, à 9,5 km du golfe du Mexique. Il le fit virer vers un navire de recherche de couleur turquoise sur lequel se détachait le mot NUMA, peint en grosses lettres au centre de la coque. C’était un navire sérieux, professionnel, comme le nota Giraud. À mesure que le Larson s’approchait, il put lire un nom sur la proue, Marine Denizen. De toute évidence, ce navire n’en était pas à sa première mission. Environ 25 ans, estima-t-il, ce qui est beaucoup pour un navire en exercice.

Le vent soufflait du sud-est à 25 milles à l’heure et l’eau présentait des vagues légères. Giraud ordonna à un marin de laisser tomber les pare-battage par-dessus bord. Puis il laissa le Larson s’approcher du Marine Denizen. Il y eut un choc léger et il rangea l’hydrographe contre le navire de recherche, juste assez près pour que son passager puisse franchir la rampe qu’on avait installée pour l’accueillir.

À bord du Marine Denizen, Rudi Gunn leva ses jumelles dans la lumière qui coulait par le hublot du navire de la NUMA. Il plissa les yeux et se demanda si les lentilles étaient sales. Il n’y vit aucune poussière, remit la monture en place et ajusta ses écouteurs. Puis il étudia le diorama en trois dimensions du port maritime de Sungari qui s’étalait sur une surface horizontale, dispensé par un projecteur holographique. L’image était composée de quarante photographies aériennes ou davantage, prises à basse altitude par un hélicoptère de la NUMA.

Construit sur une terre récemment récupérée sur les marécages le long des deux rives de l’Atchafalaya avant qu’il aille se jeter dans le golfe du Mexique, le port était considéré comme le plus moderne et le plus efficace des terminaux maritimes du monde. Couvrant 8 hectares et s’étendant sur plus de 1 600 mètres des deux côtés de l’Atchafalaya, il offrait une profondeur navigable de 10 mètres. Le port de Sungari incluait plus de 10 000 m2 d’entrepôts, deux silos à céréales avec stations de chargement, un terminal pour liquides en vrac d’une capacité de 600 000 tonneaux[29] et trois terminaux de chargement de fret général pouvant charger et décharger vingt navires à conteneurs à la fois. Les docks à surface aciérée sur les deux rives consolidées du chenal du fleuve permettaient un mouillage de 3 600 mètres de long, suffisamment profond pour accueillir tous les navires à l’exception des supertankers lourdement chargés.

Ce qui rendait Sungari différent de la plupart des ports était son architecture. Là, pas de bâtiments de béton gris en forme d’austères rectangles. Les entrepôts et les bureaux avaient la forme de pyramides recouvertes de matériau galvanisé doré qui brillait de mille feux quand le soleil les frôlait. L’effet était saisissant, surtout pour les avions qui les survolaient et leurs reflets se voyaient à plus de 40 milles dans le golfe du Mexique.

On frappa légèrement à la porte de Gunn. Il traversa la salle de conférences du navire qui servait aux réunions des scientifiques et des techniciens du bord, et il ouvrit la porte. Le général Frank Montaigne se tenait dans la coursive, pimpant dans son costume gris, appuyé sur sa canne.

— Merci d’être venu, général. Je suis Rudi Gunn.

— Commandant Gunn, dit aimablement le général, il y a longtemps que je souhaitais vous connaître. Depuis que les officiels de la Maison Blanche et de l’INS m’ont contacté, je suis ravi de constater que je ne suis pas le seul à penser que Qin Shang représente une menace et qu’il est dangereusement malin.

— On dirait que nous sommes de plus en plus nombreux à partager cette opinion.

Gunn fit asseoir le général près de l’image tridimensionnelle de Sungari. Montaigne se pencha sur la projection en diorama, la main et le menton appuyés sur la grenouille de sa canne.

— Je vois que la NUMA utilise aussi l’imagerie holographique pour montrer ses projets maritimes.

— On m’a dit que le corps des Ingénieurs militaires se sert de la même technologie.

— C’est pratique pour convaincre le Congrès d’augmenter nos budgets. La seule différence, c’est que notre unité doit montrer des mouvements de fluides. Quand nous expliquons nos problèmes aux divers comités de Washington, nous aimons bien les impressionner en leur montrant les horreurs que représenterait une inondation majeure.

— Que pensez-vous de Sungari ? demanda Gunn. Montaigne paraissait perdu dans l’image.

— C’est comme si une culture d’un autre monde arrivait de l’espace et construisait une ville au milieu du désert de Gobi. C’est tellement futile et inutile ! Ça me rappelle le vieux dicton « on se met sur notre trente et un mais on ne sait pas où aller ».

— Ça ne vous impressionne pas ?

— En tant que port maritime, je le trouve aussi utile qu’un second nombril sur mon front.

— Il est difficile de croire que Qin Shang a eu toutes les autorisations et les permis de construire une aussi vaste entreprise sans bénéfices futurs assurés, constata Gunn.

— Il a soumis un projet de développement extrêmement complet qui a été approuvé par les autorités de l’État de Louisiane. Naturellement, les politiciens sautent sur tous les projets industriels dont ils pensent qu’ils augmenteront les emplois et apporteront des revenus qu’on n’aura pas à prendre dans la poche des contribuables. Puisqu’il n’y a pas d’inconvénient visible, qui pourrait les en blâmer ? Les Ingénieurs militaires ont également donné les autorisations de dragage parce qu’ils n’ont vu aucune interruption du flux naturel de l’Atchafalaya. Les défenseurs de l’environnement ont hurlé, bien sûr, à cause de la destruction virtuelle d’une vaste zone de marécages. Mais leurs objections, comme celles de mes propres ingénieurs concernant l’altération future du delta de l’Atchafalaya, ont été rapidement balayées quand le lobby des amis de Qin Shang a cajolé le Congrès pour qu’il autorise la totalité du projet. Je n’ai encore jamais rencontré un analyste financier ou un commissaire aux installations portuaires capable de réaliser que Sungari est une erreur avant que ses plans soient sortis de l’ordinateur.

— Et pourtant, tous les permis ont été approuvés, remarqua Gunn.

— Ce sont les huiles de Washington qui ont donné leur bénédiction, à commencer par le Président Wallace qui lui a préparé le chemin, admit Montaigne. La plupart des acceptations reposent sur les nouveaux accords commerciaux avec la Chine. Les membres du Congrès n’ont pas voulu les mettre en péril quand les représentants chinois ont inclu Sungari dans leurs propositions. Et bien sûr, il a dû y avoir pas mal de dessous de table payés par la Qin Shang Maritime, à bien des niveaux.

Gunn alla regarder par le hublot le complexe réel situé à 3 km en amont du fleuve par rapport au Marine Denizen. Les bâtiments dorés prenaient une teinte orangée sous le soleil couchant. À part deux navires, les docks étaient déserts.

— Nous n’avons pas affaire à un homme qui parie sur un cheval sans être sûr de gagner. Il doit y avoir une certaine méthode à la folie de Qin Shang pour qu’il dépense plus d’un milliard de dollars pour construire un port de commerce international dans un lieu aussi peu approprié.

— J’aimerais bien que quelqu’un m’explique de quoi il s’agit, dit Montaigne, parce que je n’en ai pas la moindre idée.

— Et en plus, Sungari dispose d’un accès à l’autoroute 90 et à la ligne de chemins de fer du Southern Pacific, remarqua Gunn.

— Faux, rétorqua Montaigne. Pour le moment, il n’y a pas d’accès. Qin Shang a refusé de construire un raccord à la ligne principale de chemins de fer et une bretelle d’accès à l’autoroute. Il dit en avoir fait suffisamment. Il a prétendu que c’était à l’État et au gouvernement fédéral de faire construire les accès à son réseau de transport. Mais à cause de la réticence des électeurs et des nouvelles restrictions budgétaires, les fonctionnaires traînent les pieds. Gunn se tourna vers Montaigne.

— Il n’y a pas de moyen de transport terrestre pour entrer et sortir de Sungari ? C’est dingue !

Montaigne montra l’image holographique.

— Regardez bien votre joli petit tableau. Voyez-vous une route quelconque dirigée au nord vers l’autoroute 90 ou des rails allant se connecter à ceux du Southern Pacific ? Le chenal intercostal s’étend quelques kilomètres au nord mais il est surtout utilisé par des bateaux de plaisance et un nombre limité de péniches.

Gunn étudia l’image de près et constata qu’en effet, le seul accès des marchandises de l’Atchafalaya vers le nord ne se faisait que par péniches. Tout le port était entouré de marécages.

— C’est fou ! Comment a-t-il construit un complexe aussi vaste sans que les matériaux de construction soient amenés par camions ou par chemin de fer ?

— Les matériaux ne sont pas venus des États-Unis. Virtuellement, tout ce que vous voyez est arrivé d’outre-mer par les navires de la Qin Shang Maritime. Les matériaux de construction, les équipements, tout est venu de Chine, de même que les ingénieurs, les contremaîtres et les ouvriers. Aucun Américain, aucun Japonais, aucun Européen n’a mis la main à la pâte pour la construction de Sungari. Le seul matériau qui ne soit pas venu de Chine est la terre de remblayage qui vient d’une excavation à 60 milles au nord de l’Atchafalaya.

— N’aurait-il pu trouver quelque chose de plus proche ?

— C’est un mystère, assura Montaigne. Les constructeurs de Qin Shang ont fait venir par péniches des millions de mètres cubes de terre et pour cela ont creusé dans les marécages un canal qui ne mène nulle part.

Gunn eut un soupir exaspéré.

— Mais comment diable espère-t-il faire un jour des bénéfices ?

— Jusqu’à présent, les marchandises chinoises qui sont arrivées à Sungari ont été transportées par péniches et par remorqueurs, expliqua Montaigne. Même s’il cédait et acceptait de construire un réseau de transport pour entrer et sortir de son port chéri, qui d’autre y viendrait que des Chinois ? Les installations portuaires sur le Mississippi ont un accès bien plus pratique pour rejoindre n’importe quel autoroute, chemin de fer ou aéroport international. Aucun responsable de compagnie maritime ne serait assez stupide pour diriger les navires de sa flotte marchande de La Nouvelle-Orléans à Sungari.

— Pourtant il transporte son fret par péniche de l’Atchafalaya et de la Red River jusqu’à un centre de transport plus au nord ?

— Ce serait ridicule, répondit Montaigne. L’Atchafalaya est peut-être une voie navigable intérieure, mais il est loin d’avoir le flux du Mississippi. Il est considéré comme une artère peu profonde et le trafic des péniches y est limité, au contraire du Mississippi qui peut être emprunté par de gros remorqueurs de 10000 CV poussant jusqu’à 50 péniches à la fois, en colonnes de près de 400 mètres. L’Atchafalaya est traître. Il peut avoir l’air calme et pacifique, mais c’est un masque qui cache son vrai visage, bien plus désagréable. Il attend comme un crocodile qui ne montre que ses yeux et son nez, prêt à frapper le pilote inattentif ou le plaisancier sorti pour une petite croisière du dimanche. Si Qin Shang avait l’intention de se construire un empire maritime et de transporter des marchandises d’un bout à l’autre de l’Atchafalaya ou le long du chenal intercostal, il s’est mis le doigt dans l’œil. Ni l’un ni l’autre n’est capable de soutenir un transport massif de péniches.

— La Maison Blanche et les services d’Immigration soupçonnent que le but principal de Sungari est de servir de plaque tournante au trafic d’immigrés clandestins, de drogue et d’armes.

Montaigne haussa les épaules.

— C’est ce qu’on m’a dit. Mais pourquoi investir des monceaux de fric dans une installation capable de recevoir des navires marchands de plusieurs millions de tonnes et ne s’en servir que pour de la contrebande ? Je ne saisis pas la logique de tout cela.

— On peut se faire beaucoup d’argent rien qu’avec le trafic d’immigrants, dit Gunn. Mille clandestins amenés dans un seul navire et transportés par ferry dans tous les pays, à raison de 30 dollars par tête, voyez ce que ça rapporte.

— Très bien, en supposant que Sungari soit véritablement une couverture pour le trafic de clandestins, admit Montaigne, j’aimerais savoir comment Qin Shang va faire passer les clandestins d’un point A à un point B sans une sorte de système de transport caché. Les douanes américaines et les services de l’Immigration passeront au peigne fin tous les navires arrivant à Sungari. Tout le trafic par péniches est soigneusement surveillé, n serait impossible à des étrangers sans papiers de leur filer entre les doigts.

— C’est pour ça que la NUMA est ici.

Gunn prit une pointe métallique et tapa sur le point qui, sur l’image de l’Atchafalaya, divisait Sungari est de Sungari ouest.

— Puisqu’il n’y a aucun moyen d’envoyer des hommes ou des marchandises par terre ou par eau, il doit les envoyer sous la surface. Montaigne, assis très droit, regarda Gunn avec incrédulité.

— Pas des sous-marins, tout de même ?

— Des sous-marins capables de transporter un grand nombre de passagers et de fret, c’est une possibilité que nous n’avons pas le droit de rejeter.

— Pardonnez-moi de vous dire ça, mais il n’y a aucune possibilité de faire naviguer un sous-marin dans l’Atchafalaya. Les bas-fonds et les méandres sont déjà un cauchemar pour les pilotes expérimentés en navigation fluviale. Naviguer sous la surface et remonter le fleuve à contre-courant, c’est tout simplement impensable !

— Alors les ingénieurs de Shang ont peut-être creusé des systèmes sous-marins dont nous ne savons rien. Montaigne secoua la tête.

— Il n’y a aucune façon de creuser un réseau de tunnels sans être découvert. Les experts en construction du gouvernement surveillaient chaque centimètre carré du site pendant la construction pour s’assurer que l’on respecte à la lettre les plans approuvés. Les entrepreneurs de Qin Shang se sont montrés tout à fait coopératifs. Ils ont pris en compte toutes nos critiques et pour parole d’évangile, sans discuter, toutes les suggestions que nous leur avons faites. En fait, on aurait pu dire que nous avons tous participé à l’élaboration du projet. Si Qin Shang a fait creuser un tunnel au nez et à la barbe des hommes et des femmes que je considère comme les meilleurs ingénieurs et les meilleurs inspecteurs du Sud, alors il doit être capable de se faire élire pape.

Gunn prit un pichet et un verre.

— Voulez-vous un verre de thé glacé ?

— Vous n’auriez pas, par hasard, une bouteille de bourbon quelque part ?

— L’amiral Sandecker suit les traditions de la marine, dit Gunn en souriant. Il interdit l’alcool sur les navires de recherche. Cependant, en l’honneur de votre visite, je crois savoir qu’une bouteille de Jack Daniel Black Label a pu, je ne sais comment, se faufiler à bord.

— Vous êtes un saint, cher monsieur, dit Montaigne, les yeux brillants.

— De la glace ? demanda Gunn en versant le whisky.

— Jamais !

Montaigne prit le verre, en étudia la couleur ambrée puis en renifla le parfum comme il le ferait pour un vin de prix avant d’en boire une gorgée.

— Étant donné qu’on n’a rien remarqué de suspect à la surface, on m’a dit que vous alliez tenter votre chance avec une recherche sous-marine ?

— En effet, je vais envoyer un véhicule sous-marin autonome dès demain matin faire une recherche exploratoire. Si les caméras relèvent quelque chose de bizarre, nous enverrons des plongeurs.

— L’eau est sale et pleine de limon. Je doute que vous y voyiez quelque chose.

— Avec leur haute résolution et leur enrichissement digital de l’image, nos caméras peuvent distinguer des objets dans l’eau boueuse jusqu’à 20 pieds. Ma seule crainte, c’est la sécurité sous-marine de Qin Shang.

Montaigne rit.

— S’il s’agit de la même sécurité que celle qu’il a installée autour du port, n’y pensez pas ! Il y a une barrière de trois mètres de haut autour du périmètre, mais une seule grille qui ne donne sur rien dans le marécage et qui n’est du reste pas gardée. N’importe quel bateau qui passe, surtout les bateaux de pêche en provenance de Morgan City, est autorisé à s’amarrer le long d’un quai. Et il y a un excellent terrain d’atterrissage d’hélicoptères avec un petit terminal sur la partie nord. Je n’ai jamais entendu dire que la sécurité de Shang ait viré quelqu’un venu visiter les lieux. Ils font même tout ce qu’ils peuvent pour rendre l’endroit accessible.

— Ça semble ne ressembler en rien à ce que vous me racontez des opérations ordinaires de Qin Shang.

— C’est ce qu’on m’a dit.

— En tant que port, poursuivit Gunn, Sungari doit avoir des bureaux de douanes et des agents de l’Immigration.

— Ce sont les hommes les plus solitaires de la ville, dit Montaigne en riant.

— Enfin, merde ! s’écria soudain Gunn, tout ceci ne peut être qu’une gigantesque magouille ! Qin Shang a construit Sungari pour y mener des activités criminelles. J’en mettrais ma main au feu !

— Si j’étais à sa place et si j’avais l’intention de poursuivre des activités illégales, je n’aurais jamais donné au port une situation qui le rend aussi évident qu’un casino de Las Vegas.

— Moi non plus, concéda Gunn.

— Maintenant que j’y pense, dit pensivement Montaigne, il y a une petite construction qui a rendu perplexes les inspecteurs des travaux.

— De quoi s’agit-il ?

— L’entrepreneur de Shang a construit le niveau supérieur des docks à au moins 9 mètres plus haut qu’il n’était nécessaire de la surface de l’eau. Au lieu de descendre une passerelle pour aller du bateau au quai, il faut en réalité monter une pente légère.

— Pourrait-il s’agir d’un moyen de se protéger des ouragans ou d’une inondation importante de l’aval du fleuve ?

— Oui, mais ils ont surmultiplié la menace. Oh ! bien sûr, il y a eu des niveaux de montée des eaux du Mississippi qui ont atteint des hauteurs énormes, mais pas celles de l’Atchafalaya. Le niveau du sol, à Sungari, a été remonté à un niveau bien supérieur à ce que la nature pourrait lui opposer.

— Qin Shang ne serait pas ce qu’il est s’il avait parié sur la clémence des éléments.

— Je suppose que vous avez raison, admit Montaigne en finissant son Jack Daniel. Et voilà où s’étend ce grand édifice à la gloire de l’ego d’un homme, ajouta-t-il en montrant l’image de Sungari. Regardez de l’autre côté de l’eau. Deux navires pour un port construit pour en accueillir cent. Est-ce ainsi qu’on fait des bénéfices ?

— Je ne vois pas comment, dit Gunn.

Le général se leva.

— II faut que je m’en aille. Il va bientôt faire nuit. Je crois que je vais demander à mon pilote de remonter le fleuve jusqu’à Morgan City et de nous amarrer là pour la nuit avant de rentrer à La Nouvelle-Orléans.

— Merci, général, dit Gunn avec sincérité. Je vous remercie d’avoir pris le temps de venir me voir. Je vous en prie, ne vous sentez pas étranger chez nous.

— Pas du tout, répondit Montaigne en souriant. Maintenant que je sais où aller pour me faire offrir un bon whisky, rassurez-vous, je reviendrai. Chaque fois que vous aurez besoin des services du corps des Ingénieurs militaires, n’hésitez pas, appelez-moi.

— Merci, je n’y manquerai pas.

Longtemps après que Montaigne eut regagné son navire de surveillance, Gunn regardait toujours l’image holographique de Sungari, cherchant mentalement des réponses qui se dérobaient.

— Si vous craignez que leurs services de surveillance nous cherchent des noises, dit Frank Stewart, le commandant du Marine Denizen, nous pouvons mener nos recherches du milieu du fleuve. Ils sont peut-être propriétaires des terres et des bâtiments de part et d’autre de l’Atchafalaya, mais les lois maritimes nous assurent le libre passage entre le golfe et Morgan City.

Stewart, les cheveux blancs courts et soigneusement peignés autour d’une raie impeccable, était un marin de la vieille école. Il calculait encore sa route en fixant le soleil de son sextant et notait la latitude et la longitude à la manière ancienne alors qu’un simple regard à l’ordinateur aurait pu lui indiquer à un mètre près sa position géographique. Grand et mince avec des yeux bleus enfoncés, c’était un célibataire dont la maîtresse était la mer.

Gunn se tenait près de la barre et regardait par la fenêtre le port désert.

— On serait aussi visibles qu’une guêpe sur le nez d’une star de cinéma si nous jetions l’ancre au milieu du fleuve, entre leurs docks et leurs entrepôts. Le général Montaigne dit que la surveillance autour de Sungari n’est pas plus importante que celle de n’importe quel autre port des côtes est et ouest. S’il a raison, je ne vois pas de raison de nous cacher. Nous n’aurons qu’à appeler le chef du port et demander un emplacement pour effectuer quelques réparations. Comme ça, nous jouerons dans leur propre cour.

Stewart approuva et appela le chef du port au téléphone par satellite qui avait pratiquement remplacé les appels par radio bateau-port.

— Ici le navire de recherche Marine Denizen de la NUMA. Nous demandons un emplacement à quai pour faire quelques réparations sur notre gouvernail.

Le chef du port se montra tout à fait sympathique. Il dit se nommer Henry Pang et accorda immédiatement l’autorisation demandée.

— Bien sûr, maintenez votre position, je vous envoie un bateau pour vous conduire au dock 17 où vous pourrez mouiller. S’il y a quelque chose dont nous ne manquons pas, c’est bien des postes de mouillage !

— Merci, monsieur Pang, dit Stewart.

— Est-ce que vous cherchez des poissons bizarres ? demanda Pang.

— Non, nous étudions les courants du golfe. On a heurté un bas-fond qui ne figurait pas sur les cartes du large de la côte et abîmé notre gouvernail. Il répond encore, mais il ne donne pas tout son développement.

— Profitez bien de votre séjour, dit poliment Pang. Si vous avez besoin d’un mécanicien ou de pièces de rechange, faites-le-moi savoir.

— Merci, répondit Stewart. Nous attendons votre guide.

— Le général Montaigne avait raison, dit Gunn. Leur sécurité rapprochée, c’est pas ça !

 

Une série de grains tomba tout au long de la nuit. Au matin, les ponts du Marine Denizen brillaient sous les premiers rayons du soleil. Stewart avait fait descendre par deux marins une petite plate-forme au-dessus du gouvernail pour faire croire qu’ils y faisaient vraiment des réparations. Mais cette représentation était à peine nécessaire. Les docks et les grues étaient aussi déserts qu’un stade de football en milieu de semaine. Les deux cargos chinois que Gunn avait observés la veille avaient quitté les lieux pendant la nuit. Le Marine Denizen avait tout le port pour lui tout seul.

Dans la partie centrale de la coque du Denizen se trouvait un compartiment sombre comme une caverne, appelé le bassin de lune. Deux plaques coulissantes s’y ouvraient comme des portes d’ascenseur horizontales et permettaient à l’eau de s’engouffrer dans le bassin de lune jusqu’à une hauteur de 1,80 mètre. C’était le coeur du navire de recherche. Là, les plongeurs entraient dans l’eau sans se soucier des vagues, là les submersibles pouvaient être descendus pour explorer les profondeurs, là les équipements scientifiques qui contrôlaient et capturaient la vie marine pouvaient être remontés pour étudier les relevés dans les laboratoires du navire.

Endormis par l’atmosphère de cimetière de Sungari, l’équipage et les scientifiques prirent un petit déjeuner tranquille avant de se rassembler autour des plates-formes de travail, dans le bassin de lune. Un véhicule sous-marin autonome Benthos pendait sur un berceau au-dessus de l’eau. Ce véhicule avait trois fois la taille de l’AUV compact que Pitt avait utilisé dans le lac Orion. Sans raffinement, mais profilé aérodynamiquement, avec deux propulseurs horizontaux, il pouvait filer jusqu’à 5 noeuds. Sur le plan de l’imagerie, il possédait une caméra Benthos sensible à une faible lumière, mais avec une haute résolution. L’AUV possédait aussi une caméra digitale et un radar pénétrant le sol, capable de détecter une cavité à travers des plaques d’acier et indiquant les passages possibles. Un plongeur vêtu d’une combinaison isothermique simplement pour se protéger des méduses, flottait paresseusement sur le dos en attendant que l’on descende l’AUV.

Stewart regarda Gunn depuis la porte. Celui-ci était assis devant un ordinateur sous un grand écran vidéo.

— Quand vous voudrez, Rudi.

— Allez-y, descendez-le, dit Gunn avec un geste de la main.

Le treuil attaché au berceau ronronna et l’AUV descendit lentement dans l’obscurité perpétuelle du fleuve. Le plongeur désattela le berceau, nagea jusqu’à une échelle et grimpa sur la plate-forme de travail.

Stewart entra dans le petit compartiment empli du sol au plafond d’équipement électronique. Il s’assit près de Gunn qui dirigeait l’AUV à partir d’une console d’ordinateur et surveillait ses mouvements sur l’écran vidéo. L’image ne révélait qu’un long mur gris de plaques d’acier qui s’allongeait dans l’obscurité.

— Franchement, tout cela me paraît beaucoup de bruit pour rien.

— Ce n’est pas moi qui vous contredirai, dit Gunn. L’ordre de faire une enquête sur Sungari en profondeur vient directement de la Maison Blanche.

— Pensent-ils vraiment que Qin Shang organiserait ses trafics de clandestins par des passages sous-marins reliés à la coque de leurs navires ?

— Une grosse tête de Washington doit le penser. C’est pour ça que nous sommes ici.

— Voulez-vous que je fasse venir du café ?

— J’en prendrais bien une tasse, dit Gunn sans quitter l’écran des yeux.

L’aide-cuisinier apporta un plateau avec des tasses et un pichet de café. Trois heures plus tard, le pot et les tasses étaient vides, aussi vides que les résultats de leur inspection. L’écran ne montrait rien d’autre qu’un mur apparemment interminable de plaques d’acier profondément enfoncées dans la vase pour servir de barrière à l’éboulement de terres et qui servait de fondation aux docks et aux bâtiments du port. Enfin, juste avant midi, Gunn se tourna vers Stewart.

— Bon, pour l’ouest du port, il n’y a rien, dit-il d’un ton las en frottant ses yeux fatigués. C’est sacrement fatigant de regarder des plaques grises et sans forme pendant des heures.

— Aucun soupçon de porte menant à un passage ?

— Même pas une fissure ou une charnière.

— On peut faire traverser le chenal à l’AUV et, avec un peu de chance, finir d’inspecter la côte est avant la nuit, proposa Stewart.

— Plus vite on en aura fini, mieux ça sera.

Gunn tapa un ordre sur le clavier qui envoya l’AUV vers la côte opposée du port. Puis il s’appuya au dossier de sa chaise pour se détendre.

— Vous êtes sûr que vous ne voulez pas vous arrêter pour manger un sandwich ? demanda Stewart. Gunn fit non de la tête.

— Je veux surveiller ça jusqu’au bout. Je me remplirai la panse au dîner.

Il ne fallut que dix minutes à l’AUV pour traverser le fond du fleuve vers la rive est. Gunn le programma pour longer jusqu’au bout le mur de soutènement, du nord au sud. L’AUV n’avait couvert que 180 mètres quand le téléphone sonna.

— Vous pouvez le prendre ? demanda Gunn à Stewart. Le commandant du Marine Denizen prit le récepteur, mais le tendit à Gunn.

— C’est Dirk Pitt.

— Pitt ?

Il prit l’appareil.

— Dirk ?

— Salut, Rudi, dit la voix familière. Je t’appelle d’un avion quelque part au-dessus du désert du Nevada.

— Comment s’est passée ton inspection sous-marine du United States ?

— Ça a été un peu duraille un moment, mais Al et moi n’avons trouvé qu’une coque lisse, une quille lisse et aucune ouverture.

— Si nous ne trouvons rien de notre côté dans les heures qui viennent, nous vous rejoindrons.

— Vous utilisez un submersible ?

— Pas nécessaire, dit Gunn. Un AUV fait un aussi bon boulot.

— Surveille-le de près ou les gardes sous-marins de Qin Shang le voleront sous ton nez. Ce sont de sacrés faux jetons.

Gunn hésita avant de répondre, se demandant ce que Pitt voulait dire. Il allait le lui demander quand Stewart revint.

— On sert le déjeuner, Rudi. Je te parlerai dès que nous serons rentrés à Washington. Bonne chance et fais mes amitiés à Frank Stewart. Et la ligne s’interrompit.

— Comment va Dirk ? demanda Stewart. Je ne l’ai pas vu depuis que nous avons travaillé ensemble sur le Lady Flamborough, il y a quelques années, au large de la Terre de Feu.

— Aussi grincheux que d’habitude, il m’a donné un étrange avertissement.

— Un avertissement ?

— Il a dit que les gardes de sécurité sous-marine de Qin Shang pourraient voler l’AUV, répondit Gunn, un peu déboussolé.

— Quelle sécurité sous-marine ? demanda Stewart d’un ton moqueur. Gunn ne répondit pas. Les yeux soudain élargis, il montra l’écran vidéo.

— Mon Dieu ! Regarde !

Le regard de Stewart suivit l’index pointé de Gunn. Il se raidit.

Un visage caché par un masque de plongée remplissait l’écran. Ils regardèrent, stupéfaits, le plongeur enlever son masque, révélant un visage aux traits indubitablement chinois. Le nageur leur adressa un large sourire et fit un geste de la main, comme un bébé qui dit au revoir.

Puis l’image redevint sombre, remplacée par une série de stries irrégulières, noires et blanches. Gunn ordonna frénétiquement à l’AUV de rentrer sur le Marine Denizen, mais n’obtint pas de réponse. L’AUV avait disparu comme s’il n’avait jamais été lancé.

 

**

Pitt sut que quelque chose allait de travers au moment même où le chauffeur de la NUMA arrêta la voiture. Une petite sonnerie d’alarme résonna dans sa tête et envoya un frisson dans sa nuque. Quelque chose n’était pas normal.

Il n’avait même pas envisagé une situation mettant sa vie en danger pendant le vol depuis la base Andrews de l’Air Force, où le jet de la NUMA avait atterri, jusqu’à sa maison, au coin le plus éloigné de l’aéroport national de Washington. L’obscurité était tombée sur la ville mais il ignorait l’océan de lumières illuminant les bâtiments. Il avait essayé de se détendre et de laisser son esprit vagabonder, mais il ne cessait de penser au lac Orion. Il trouvait étrange que les journaux ne se soient pas emparés de cette histoire.

De l’extérieur, l’ancien hangar de maintenance aérienne construit en 1937, l’année de la disparition d’Amelia Earhart[30], paraissait désert et abandonné. Des herbes folles poussaient jusque sur ses murs métalliques rouillés, dont la peinture avait disparu après des dizaines d’années d’attaques du froid vif et des chaleurs brûlantes du climat de Washington. Bien que le hangar eût été condamné à être démoli pour sa laideur et son inutilité, Pitt avait très vite compris le parti qu’il pourrait en tirer. Intervenant à la dernière minute, il avait battu la bureaucratie américaine en gagnant une bataille pour le faire inscrire au registre des monuments historiques. Ayant empêché sa destruction, il l’avait acheté ainsi que 4 000 m2 autour et s’était mis au travail. Il avait refait l’intérieur en le remodelant pour en faire pour moitié son appartement et pour moitié un hangar pour abriter sa collection d’avions et de voitures anciennes.

Le grand-père de Pitt avait amassé une petite fortune en développant le patrimoine immobilier de Californie du Sud. À sa mort, il avait laissé à son petit-fils un héritage considérable. Après en avoir payé les droits, Pitt avait choisi d’investir son argent dans les vieux avions et les voitures anciennes plutôt qu’en bons du Trésor. En vingt ans, il avait rassemblé une collection absolument unique.

Plutôt que de noyer le hangar de flots de lumières, Pitt avait préféré lui laisser un aspect vide et désolé. Une petite lampe en haut d’un poteau électrique dispensait une vague lueur jaune. C’est tout ce qui éclairait la rue non pavée finissant à sa propriété. Il se tourna et regarda, par la fenêtre de la voiture, le haut du poteau. La petite lampe rouge de la caméra de surveillance aurait dû être allumée. Elle ne l’était pas. C’était pour lui un signe aussi évident que si un signal lui indiquait un danger imminent.

Le système de surveillance de Pitt avait été conçu et installé par un de ses amis appartenant à une agence de renseignements, le meilleur de sa profession. Seul un professionnel très doué aurait pu réussir à briser le code et l’anéantir. Il regarda autour de lui le paysage désolé et aperçut l’ombre d’une camionnette, à peine visible à 50 mètres sous la lumière que réfléchissait la ville au-delà du Potomac. Pitt comprit immédiatement qu’une ou plusieurs personnes avaient pénétré dans le hangar et attendaient à l’intérieur pour l’accueillir.

— Comment vous appelez-vous ? demanda-t-il au chauffeur.

— Sam Greenberg.

— Sam, avez-vous un téléphone portable ?

— Oui, monsieur.

— Contactez l’amiral Sandecker et dites-lui que j’ai des visiteurs intempestifs et qu’il veuille bien envoyer une équipe de sécurité le plus vite possible.

Greenberg était jeune, pas plus de 20 ans. Il était étudiant en océanographie à l’université locale et gagnait son argent de poche en suivant un programme d’éducation de la marine auprès de la NUMA, créé par l’amiral Sandecker.

— Ne vaudrait-il pas mieux appeler la police ?

« Le gamin est malin, pensa Pitt, il a tout de suite saisi la situation. »

— Ceci ne concerne pas la police locale. Passez ce coup de fil dès que vous serez assez loin du hangar. L’amiral saura quoi faire.

— Y allez-vous tout seul ? demanda l’étudiant en voyant Pitt sortir de la voiture et prendre son sac de voyage dans la malle arrière. Pitt sourit au jeune homme.

— Un hôte bien élevé divertit toujours ses invités.

Il attendit de voir les feux de la voiture de la NUMA disparaître dans la poussière de la route. Puis il ouvrit la fermeture Éclair du sac et sortit son vieux Colt 45 avant de se rappeler qu’il n’avait plus de cartouches depuis que Julia Lee avait vidé le dernier chargeur dans l’ULM du lac Orion.

— Vide ! murmura-t-il entre ses dents.

Debout dans la nuit, il se demanda s’il n’avait pas le cerveau dérangé de façon permanente. Il ne lui restait qu’à jouer les idiots et entrer dans le hangar comme s’il n’avait rien vu puis essayer d’atteindre une de ses voitures de collection où il avait caché un fusil de chasse dans un petit coffre de noyer destiné, à l’origine, à ranger un parapluie.

 

II sortit de sa poche un émetteur et siffla les premières notes de « Yankee Doodle[31] ». C’était le signal qui fermait électroniquement les systèmes de sécurité et ouvrait une petite porte latérale apparemment en mauvais état et qui semblait close depuis 1945. Une lumière verte sur l’émetteur clignota trois fois. Elle aurait dû clignoter quatre fois, comme il le remarqua. Quelqu’un de très doué pour neutraliser les systèmes de sécurité avait percé son code. Il ferma les yeux, resta quelques secondes immobile et prit une profonde inspiration. Dès que la porte s’ouvrit, il se laissa tomber à quatre pattes, se dirigea vers le chambranle et alluma les lumières intérieures. Dans le hangar, les murs, le sol et le toit incurvé étaient peints en blanc brillant qui accentuait l’arc-en-ciel de couleurs vives des trente voitures impeccables disposées dans tout l’espace disponible. L’effet était éblouissant et c’est là-dessus que Pitt comptait pour aveugler celui ou ceux qui l’attendaient dans l’obscurité pour lui tendre un piège. Il se rappela que la voiture à la caisse orange et aux pare-chocs bruns, une conduite intérieure décapotable Duesenberg de 1929, contenant le fusil, était la troisième à partir de la porte.

Les intrus n’étaient pas venus faire une visite de politesse. Ses soupçons furent rapidement confirmés quand il entendit ce qui ressemblait à une série de bruits secs assourdis et il pressentit plutôt qu’il ne le sentit un torrent de balles voler vers la porte. Les dispositifs antiparasites sur les armes des tueurs changeaient le caractère des coups de feu au point qu’il était difficile de les identifier. Ils utilisaient des silencieux, bien qu’il n’y eût pas une âme alentour.

Tendant à nouveau le bras, il éteignit les lumières et rampa comme un serpent sous la pluie de projectiles, contourna la porte et se glissa sous les deux premières voitures, une Stultz de 1932 et une Cord L-29 de 1931, bénissant les deux véhicules d’être si hauts au-dessus du sol. Il atteignit, indemne, la Duesenberg, sauta par-dessus la portière et retomba sur le siège arrière. Presque dans le même mouvement, il ouvrit le coffret sous le siège avant, retira le fusil Aserma calibre 12 Bulldog auto-éjecteur à onze cartouches. L’arme compacte et mortelle n’avait pas de crosse, mais comportait un dispositif permettant un tir en rafales.

L’intérieur du garage était sombre comme un caveau. Pitt se dit que si ces types étaient des professionnels, ce dont on ne pouvait douter, pas plus que de leur entraînement, ils utilisaient probablement des viseurs à infrarouge. Jugeant à l’oreille de la trajectoire des balles qui sifflaient dans la porte, Pitt devina qu’il y avait deux tueurs sans doute armés de mitraillettes totalement automatiques. L’un était quelque part au rez-de-chaussée, l’autre sur le balcon de son appartement, 9 mètres au-dessus d’un des coins du hangar. Quiconque souhaitait sa mort s’était assuré que, si l’un des assassins le manquait, l’autre prendrait le relais.

Inutile de tenter de sortir. Les tueurs savaient qu’il était entré et se cachait quelque part sur le sol du garage. S’ils comprenaient que leur proie était volontairement entrée dans le piège, ils deviendraient plus dangereux et plus prudents.

Ne pouvant se réfugier nulle part, Pitt entrouvrit les deux portières arrière de la Duesenberg, tenta de percer l’obscurité et attendit que ses assaillants fassent la prochaine manœuvre.

Il essaya de ralentir sa respiration pour écouter le moindre son furtif, mais ses oreilles n’entendaient que les battements de son propre coeur. Il ne ressentait aucune peur, aucun désespoir, seulement un vague sentiment de crainte. Il n’aurait pas été humain s’il n’avait éprouvé une certaine peur en étant la cible de deux tueurs professionnels. Mais il était chez lui tandis que les assassins agissaient en terrain étranger. S’ils devaient accomplir leur mission et le tuer, il leur fallait d’abord trouver leur cible dans le noir, au milieu de trente vieilles automobiles et quelques avions. Quelques avantages qu’ils aient pu avoir avant que Pitt pénètre dans les lieux, ils ne les avaient plus maintenant. Et de plus, ils ignoraient qu’il était armé, et rudement. Pitt n’avait donc qu’à rester assis dans le noir en attendant qu’ils commettent une faute.

Il commença à se demander qui ils étaient et qui les avait envoyés. Le seul ennemi auquel il pensait, qu’il eût pu se mettre à dos au cours des dernières semaines et qui fût encore vivant devait être Qin Shang. Il ne voyait personne d’autre qui pût souhaiter sa mort. Le milliardaire chinois, c’était évident, nourrissait contre lui une forte haine.

Il posa le fusil contre sa poitrine, mit ses mains en coupe autour de ses oreilles et écouta. Le hangar était aussi silencieux qu’une tombe à minuit au milieu d’un cimetière. Ces types étaient forts. Il n’y avait pas le moindre petit bruit de pas – en chaussettes ou nu-pieds –, mais le raisonnement était idiot, car, en chaussettes ou nu-pieds sur le ciment, ça ne s’entend pas si le marcheur fait attention. Ils prenaient probablement leur temps, eux aussi tendant l’oreille. Il décida de ne pas faire le geste idiot qu’on voit dans les films et qui consiste à lancer quelque chose contre un mur pour attirer une réaction. Des assassins professionnels sont trop malins pour indiquer leur position en tirant au hasard.

Une minute s’écoula, puis deux, puis trois et le temps paraissait immobile. Il leva les yeux et aperçut le rayon rouge d’un laser balayer le pare-brise de la Duesenberg puis continuer. Il supposa que ses ennemis commençaient à se demander s’il avait pu se glisser hors du hangar et échapper au piège. Il n’avait aucun moyen de savoir quand l’amiral Sandecker, soutenu par une équipe de fonctionnaires fédéraux, entrerait en action. Mais il était prêt à attendre toute la nuit si nécessaire, assis là, guettant un son qui trahirait un mouvement.

Un plan commença à prendre forme dans sa tête. Normalement, il enlevait toujours les batteries de ses voitures de collection à cause du danger d’incendie provoqué par un court-circuit. Mais comme il avait envisagé de conduire la Duesenberg à son retour du lac Orion, il s’était arrangé pour que le chef mécanicien de la NUMA, qu’il autorisait à entrer dans le hangar, charge la batterie et l’installe sur la voiture. Il se dit soudain que, si l’occasion s’en présentait, il pourrait utiliser les phares de la Duesenberg pour illuminer le sol de l’entrepôt.

Gardant prudemment les yeux sur les rayons laser qui balayaient le hangar comme les feux minuscules d’un mirador de prison dans les vieux films, il roula silencieusement par-dessus le dossier et s’allongea sur les sièges avant. Prenant avec lui-même un pari calculé, il dirigea la manette des phares, située sous le déflecteur extérieur du ventilateur à côté du volant, vers le haut jusqu’à ce que les phares eux-mêmes soient dans la direction du balcon extérieur de son appartement. Puis il leva le fusil au-dessus du pare-brise et alluma les phares.

Le rayon brillant éclaira la silhouette vêtue de noir comme un ninja avec une cagoule couvrant la tête et le visage, tapie contre la grille du balcon, serrant une mitraillette. La main de l’assassin se leva instinctivement pour protéger ses yeux de la lueur éblouissante inattendue. Pitt eut à peine le temps de viser avant de tirer deux coups et d’éteindre les phares, replongeant les lieux dans l’obscurité. La double explosion de son tir avait résonné comme un coup de canon dans le hangar aux murs de métal. Un frisson de satisfaction le parcourut lorsqu’il entendit l’écrasement d’un corps contre le sol de béton. Supposant que le second assassin penserait qu’il allait se cacher en se jetant sous la voiture, il s’étendit sur le marchepied et attendit une pluie de balles.

Mais elle ne vint pas. Le second tueur ne réagit pas, car il cherchait Pitt à l’intérieur d’un vieux wagon parqué d’un côté du hangar sur ses rails. Ce wagon avait autrefois fait partie d’un train express d’élite appelé le Manhattan Limited qui reliait New York à Québec, au Canada, entre 1912 et 1914. Pitt l’avait acquis après l’avoir trouvé dans une caverne. Le tueur perçut à peine le rapide éclair de lumière par une des fenêtres du wagon avant d’entendre l’explosion du double coup de feu. Le temps qu’il se précipite sur la plate-forme arrière du wagon, le hangar était à nouveau plongé dans l’obscurité. Il n’eut pas le temps d’entendre tomber le corps de son complice ni de savoir où était cachée sa cible. Il s’accroupit derrière une grosse Daimler décapotable et balaya de son rayon laser tout autour et en dessous de la masse des voitures garées. Tandis qu’il regardait dans la jumelle reliée à une lentille unique, attachée sur sa tête par des sangles, ce qui lui donnait l’allure d’un cyclope robot, l’intérieur sombre du hangar lui apparut comme baigné d’une lumière verdâtre faisant ressortir le contour des objets. À dix mètres de lui, il aperçut le corps de son complice ratatiné sur le sol froid et dur et la tache de sang qui s’élargissait autour de sa tête. S’il s’était demandé pourquoi la proie s’était volontairement jetée dans le piège, il ne se posait plus de question maintenant. Il réalisa que Pitt avait une arme. On ne les avait pas prévenus. On leur avait bien dit que Pitt était un homme dangereux et cependant, ils l’avaient sacrément sous-estimé.

Pitt devait absolument agir pendant qu’il avait l’avantage et agir aussi vite que possible avant que le tueur restant découvre où il était. Il n’essaya pas de se dissimuler. Seule comptait la vitesse. Il fonça autour de l’avant des voitures vers la porte d’entrée, gardant la tête et les épaules aussi basses que possible et utilisant les roues et les pneus pour protéger son mouvement de la vue du viseur nocturne qui fouillait le sol. Il atteignit la porte, l’ouvrit à la volée et se laissa tomber derrière une voiture tandis que les balles sifflaient dans l’ouverture et se perdaient dans la nuit, à l’extérieur. Puis il rampa le long du mur du hangar jusqu’à ce qu’il puisse se blottir contre la roue d’une berline Mercedes-Benz 540 K de 1939.

Le mouvement était téméraire et imprudent, mais il ne lui coûta pas trop cher, il sentit le sang couler de son avant-bras gauche où la chair avait été déchirée par une balle. Si l’assassin restant avait pu disposer de cinq longues secondes pour deviner les intentions de Pitt, il ne se serait jamais précipité la tête la première vers la porte, certain que sa proie avait essayé de se sauver.

Pitt entendit le bruit léger des semelles de caoutchouc sur le ciment. Puis une silhouette vêtue de noir de la tête aux pieds se dessina dans le chambranle, dans la clarté diffuse de l’ampoule du poteau électrique. « En amour comme à la guerre, tous les coups sont permis », se dit Pitt en appuyant sur la détente. Le tueur reçut la balle dans le dos, juste au-dessus de l’épaule droite.

L’homme agita les bras, sa mitraillette tomba par terre sur le passage devant le hangar. Il resta là un moment, enleva ses lunettes de vision nocturne et se retourna lentement. Il regarda sans y croire le visage de Pitt tandis que le chassé s’approchait du chasseur. Puis il vit le canon du fusil pointé sur sa poitrine. Réalisant soudain sa bévue et la certitude de sa mort prochaine, il parut plus en colère que terrifié. L’expression amère et stupéfaite que Pitt lut dans ses yeux lui fit froid dans le dos. Ce n’était pas le regard d’un homme craignant la mort, mais celui, désespéré, d’un soldat ayant failli à sa mission. Il chancela en direction de Pitt en un geste futile de résistance. Les lèvres à peine visibles dans l’ouverture de sa cagoule noire s’étirèrent en une hideuse grimace tachée de sang.

Pitt ne tira pas une seconde balle dans le corps de l’assassin. Il ne le frappa pas non plus d’un coup de crosse. Il s’approcha de lui et lui décocha un coup de pied dans les tibias qui le fit tomber lourdement sur le sol.

Ramassant l’arme du tueur, Pitt ne vit pas immédiatement qu’elle était fabriquée en Chine. Mais il fut impressionné par sa modernité : un corps de plastique avec électro-optique intégrée, un chargeur de 50 cartouches en ligne avec le calibre et, gainées, des cartouches télescopées ayant la balistique d’une cartouche de carabine. C’était une arme faite pour le XXIe siècle.

Il rentra dans le hangar et ralluma les lumières. Malgré la rude épreuve qu’il venait de subir, il se sentait étrangement détaché. Il longea l’allée séparant les voitures et arriva sous le balcon de son appartement. Là, il considéra le corps du second agresseur. Le partenaire de l’homme tombé devant la porte était mort comme un rat pris dans un piège à ressort. L’un des coups de feu de Pitt l’avait manqué, mais l’autre lui avait fracassé la tête. Ce n’était pas un spectacle auquel repenser en se mettant à table.

Fatigué, il grimpa l’escalier métallique et entra dans son appartement.

 

Inutile d’appeler le 911. Il attendait les policiers fédéraux qui devaient arriver d’un instant à l’autre. Méthodiquement, il rinça un verre, l’égoutta et en plongea le bord dans un bol de sel. Puis il ajouta de la glace pilée, une tranche de citron vert et y versa deux doses de tequila Don Julio. Assis sur un divan de cuir, il se détendit en savourant sa boisson comme un bédouin assoiffé arrivant enfin dans une oasis.

Cinq minutes et une autre tequila plus tard, l’amiral Sandecker arriva avec une équipe d’agents fédéraux. Pitt descendit les accueillir, son verre à la main.

— Bonsoir, amiral, je suis heureux de vous voir.

Sandecker grogna une phrase de circonstance puis montra du menton le corps sous le balcon.

— Il faudrait vraiment que vous appreniez à faire le ménage ! La voix était caustique, mais il ne pouvait dissimuler l’inquiétude de son regard. Pitt sourit et haussa les épaules.

— Le monde a autant besoin d’assassins qu’il a besoin du cancer. Sandecker remarqua la tache de sang sur le bras de Pitt.

— Vous avez pris une balle ?

— Rien qu’un morceau de sparadrap ne pourra réparer.

— Racontez-moi toute l’histoire, demanda Sandecker pour qui les préliminaires suffisaient. D’où venaient-ils ?

— Je n’en ai pas la moindre idée. Ils m’attendaient.

— C’est vraiment un miracle qu’ils ne vous aient pas tué.

— Ils n’avaient pas prévu que je serais préparé après avoir remarqué qu’on avait bousillé mon système d’alarme. Sandecker lança à Pitt un regard prudent.

— Vous auriez pu attendre que j’arrive avec les policiers.

Pitt montra par la porte ouverte la route et le terrain désert devant le hangar.

— Si j’étais parti en courant, ils m’auraient abattu avant que j’aie parcouru 50 mètres. Il valait mieux prendre l’offensive. J’ai senti que ma seule chance était d’agir vite et de les prendre au dépourvu.

Sandecker dévisagea Pitt avec perspicacité. Il savait que son directeur des projets spéciaux ne tentait jamais rien sans une bonne raison. Son regard se posa sur le chambranle criblé de balles.

— J’espère que vous connaissez un bon charpentier.

À cet instant, un homme en civil vêtu d’un anorak par-dessus un gilet pare-balles, un Smith & Wesson modèle 442-38 glissé dans un holster, s’approcha d’eux. Il portait dans une main la cagoule du tueur que Pitt avait abattu près de la porte.

— Il ne va pas être facile de les identifier, dit-il. Ds ont dû être amenés ici pour faire ce coup.

Sandecker fit les présentations.

— Dirk, voici M. Peter Harper, commissaire adjoint aux opérations sur le terrain des services de l’Immigration et de la Naturalisation.

Harper serra la main de Pitt.

— Ravi de vous connaître, monsieur Pitt. On dirait que vous avez reçu un accueil inattendu.

— Une surprise douteuse et imprévisible.

Pitt n’était pas certain que Harper lui fût sympathique. Le vice-commissaire de l’INS lui parut le type d’homme à faire de l’algèbre pendant ses heures de loisir. Bien qu’il portât une arme, Harper paraissait plutôt doux et intellectuel.

— Il y a une camionnette garée non loin du hangar.

— Nous l’avons inspectée, dit Harper. Elle appartient à une société de location. Le nom du contrat est faux.

— Et qui pensez-vous qui soit derrière tout ceci ? demanda Sandecker.

— C’est le nom de Qin Shang qui me vient d’abord à l’esprit, dit Pitt. Il paraît qu’il adore se venger.

— Le choix est évident, admit Sandecker.

— Il ne va pas être content quand il saura que ses tueurs ont raté leur coup, ajouta Harper.

Sandecker eut soudain une expression rusée.

— Je pense qu’il serait bon que Dirk le lui annonce personnellement. L’intéressé fit non de la tête.

— Je ne crois pas que ce soit une bonne idée. Je ne suis pas persona grata à Hong Kong.

Sandecker et Harper échangèrent un regard.

— Qin Shang vous a évité le voyage, dit enfin Sandecker. Il vient d’arriver à Washington pour faire en sorte qu’on ne trouve aucun rapport entre lui et le lac Orion. À propos, il donne une réception à sa résidence de Chevy Chase pour faire du charme aux membres du Congrès et à leurs états-majors. Si vous vous dépêchez d’aller vous habiller, vous aurez juste le temps d’y participer.

Pitt se sentit piégé.

— J’espère que vous plaisantez !

— Je n’ai jamais été aussi sérieux.

— Je crois que l’amiral a raison, dit Harper. Qin Shang et vous devez vous rencontrer face à face.

— Pourquoi ? Pour qu’il puisse encore mieux me décrire à la prochaine équipe qu’il enverra pour me tuer ?

— Non, dit sévèrement Harper. Pour qu’il sache que malgré ses richesses et sa puissance, il ne peut pas se moquer du gouvernement des États-Unis. Cet homme n’est pas infaillible. Si ça peut lui faire un choc de vous voir, il ne fera sûrement pas savoir que vous êtes vivant avant que vous ne soyez dans la pièce à côté de lui. Le choc le rendra peut-être assez furieux pour qu’il fasse une faute prochainement. Alors ce sera à nous de jouer.

— En bref, vous voulez que je fasse un trou dans son armure ?

— Exactement, dit Harper en hochant la tête.

— Vous réalisez, bien sûr, que ce que vous me proposez va compromettre ma participation ultérieure à l’enquête sur ses activités illégales ?

— Pensez à vous comme à un moyen de le distraire, dit Sandecker. Plus Qin Shang se concentrera sur vous en tant que menace contre ses transactions, plus il sera facile à l’INS et aux autres services de renseignements de l’épingler.

— Distraction, mon œil ! Ce que vous voulez, c’est une chèvre. Harper haussa les épaules.

— On peut appeler ça comme on veut. Une rosé, par exemple.

Pitt fit mine d’être ennuyé par cette proposition qui, en réalité, l’intriguait. Il pensa aux cadavres étendus au fond du lac Orion et la colère monta en lui comme un raz de marée incontrôlable.

— Je ferai ce qu’il faudra pour pincer ce sale meurtrier.

Harper eut un soupir de soulagement, mais Sandecker n’avait pas douté un seul instant que Pitt accepterait. L’amiral n’avait jamais vu Pitt refuser un défi, même s’il paraissait impossible à relever. Certains hommes sont indifférents, passifs et il est difficile de savoir ce qu’ils pensent. Mais pas Pitt. Sandecker le comprenait comme personne, mis à part Al Giordino. Pour les femmes, il gardait son mystère, il était un homme qu’elles pouvaient atteindre, toucher, mais jamais retenir. Il savait qu’il y avait deux Dirk Pitt, l’un qui pouvait être tendre, drôle et l’autre aussi froid et impitoyable qu’un orage d’hiver. Toujours compétent au point d’être brillant. Sa perception des événements et des gens était inquiétante. Pitt ne faisait jamais d’erreur consciente. Il avait le don de faire exactement ce qu’il fallait dans les circonstances les plus difficiles et ce don le rendait presque inhumain.

Harper était incapable de comprendre Pitt. Il ne voyait en lui qu’un ingénieur de marine qui avait tué de façon incroyable deux tueurs professionnels venus l’assassiner.

— Alors vous allez le faire ?

— Je vais aller voir Qin Shang mais j’aimerais bien qu’on m’explique comment je vais pouvoir entrer sans invitation.

— Tout cela a déjà été arrangé, expliqua Harper. Un bon agent a toujours des contacts avec la société qui imprime les invitations.

— Vous étiez sacrement sûrs de réussir !

— Non, j’avoue que je ne l’étais pas. Mais l’amiral m’a assuré que vous ne refuseriez jamais une occasion de boire et de manger gratuitement. Pitt lança à Sandecker un regard irrité.

— L’amiral a toujours su élever les représailles au rang des beaux arts !

— J’ai même pris la liberté de vous faire donner une escorte, poursuivit Harper. Une dame très jolie qui vous aidera en cas de pépin.

— Une baby-sitter, marmonna Pitt en levant les yeux au ciel. Pouvez-vous au moins me rassurer en me disant si elle a déjà participé à un vrai combat ?

— On m’a dit qu’elle avait abattu deux avions et qu’elle vous avait sauvé la mise sur la rivière Orion.

— Julia Lee ?

— Elle-même. elle sera pas aussi désastreuse que ça, après tout !